Alice Neel ou la capture de l'âme

Il faut savoir que cette artiste n’a pas toujours eu les faveurs des critiques et que la tendance de remettre au jour les icônes du féminisme a accéléré sa sortie de l’ombre, mais je vous en parlerai plus tard.

Elle, qui n’appréciait pas les étiquettes, n’aimerait sûrement pas forcément qu’on la classe, comme le montrent les tags du site de Beaubourg dans des cases « féminisme » ou « LGBTQIA + » qu’elles jugeraient réductrices.

Car Alice Neel s’est battue pour tous les défavorisés :

« En politique, comme dans la vie, j’ai toujours aimé les perdants, les outsiders, cette odeur de succès, je ne l’aime pas » dit-elle.

Communiste au temps du Maccarthysme, éperdument libre, elle a représenté la bohème, les riches et les déshérités, les travestis et les femmes enceintes.

Qu’est ce qui fait d’Alice Neel une artiste à part ?

Avant de répondre à cette question revenons sur Alice Neel : qui est- elle et quel est son parcours ?

Alice Neel est née en 1900 en Pennsylvanie.

Une enfance difficile dont l’art lui paraît n’être que la seule issue :

En 1921, elle s'inscrit à la Philadelphia School of Design où elle étudie les travaux du moderniste américain Robert Henri, dont l'Ashcan School of art-making soutient que la peinture doit être "aussi réelle que la boue, que les mottes de crasse et de neige qui gèlent sur Broadway en hiver".

Ceci ne peut la laisser indifférente :

Ses peintures et ses dessins sont devenus un moyen de négocier dans la vie, même si la vie résistait à ses ambitions.

Alice Neel a croqué l’être humain dans le tréfonds de New-York, dépeignant la misère des femmes défavorisées mais pas seulement.

Grâce à ses portraits sensibles de femmes de la classe ouvrière, Neel devient une figure culte du mouvement féministe de la Nouvelle Gauche, dont le Village est le point de convergence à New York.

Les activistes et les critiques féministes ont défendu son travail, ce qui a conduit à un regain d'intérêt pour Neel.

Il semble donc tout à fait approprié que les féministes de gauche aient contribué à la sauver de l'obscurité.

C'est de cette ferveur pour elle qu'est née sa première rétrospective, au Whitney Museum en 1974.

Elle comprenait 58 peintures, datant des années 1933 à 1973. L'exposition ne dure que 38 jours et ne fait pas l'unanimité.

Les critiques semblaient offensés, voire dégoûtés, par la façon dont elles considéraient ses modèles. Leurs corps étaient souvent affaissés et ridés, et leurs visages étaient marqués par la surprise, le contentement ou le désespoir. Les femmes, en particulier, étaient représentées comme sexuelles mais non sexualisées, sensibles mais non fragiles.

Mais Neel, bien que féministe,et communiste arrêtée durant l’épuration Mc Carthiste, s’intéressait avant tout à l’humain et c’est ce qui va nous intéresser aujourd’hui.

Revenons donc à notre exposition de Beaubourg.

Je posais la question : qu’est ce qui fait d’Alicia Neel une artiste à part ?

Alors que l’exposition propose une lecture thématique scindée en deux pans distincts : la lutte des classes d’une part et la lutte des sexes, je vous propose une lecture transversale de l’œuvre de Alicia Neel au travers de la thématique du portrait :

« Alice Neel ou la capture de l’âme », qui en fait une artiste à part, non seulement témoin de son temps mais qui a su laisser une marque de chaque âme qu’elle a rencontrée.

Neel a pris une distance par rapport aux mouvements américains du XXe siècle tels que l'expressionnisme abstrait ou le minimalisme et cela s'est avérée être une force.

Elle a caractérisé sa vision par un "humanisme anarchiste". C'est une œuvre tactile et toujours contemporaine, un documentaire inlassable sur la résilience et l'improvisation.

Pour resituer le contexte de l’époque dans les années 1940 et 1950, Alice Neel, depuis son modeste studio de New York, a vu défiler les grandes heures de l'expressionnisme abstrait marqué par Pollock et Rothko.

Puis, dans les années 60, le pop art est passé par là, et bientôt le minimalisme aussi.

Pendant ce temps, Alice Neel a continué à travailler, produisant des peintures figuratives résolument en décalage avec ce qui était populaire à l'époque dans le monde de l'art.

Pourquoi ?

Parce qu’Alice Neel est foncièrement intéressée par l’être humain pour en capter l’âme sur sa toile.

Tandis que les artistes associés à l'expressionnisme abstrait, au pop et au minimalisme s'intéressent à la défamiliarisation de la forme humaine, réduisant et reconstruisant les individus à la couleur et à la ligne, Alice Neel veut capter l’être humain, pour ce qu’il est.

Alors qu’Andy Warhol enjolivait ses sujets, Alice Neel brosse un portrait décapant de l’artiste pop.

Alice Neel capte ici la fragilité de l'artiste pop dans une posture inédite, lui qui contrôlait tellement son image.

Andy Warhol apparaît dans une œuvre célèbre de Neel, dénudé jusqu'à la taille et montrant les cicatrices que la tentative d'assassinat de Valerie Solanas a laissées sur sa poitrine enfoncée. 

Il a retiré sa chemise. Il porte ce corset parce qu’il a fallu que les médecins sectionnent les muscles de son ventre pour retirer les balles de sa tentative d’assassinat.

Andy Warhol se livre entièrement à Alice Neel, les yeux fermés en quasi-recueillement, un halo autour de lui laisse dégager une sérénité, qui tranche avec la représentation de cette chaire exposée ; les mains à peine dessinées, assis sur un mobilier à peine esquissé : le personnage est mis en avant pour ce qu’il est, dans toute sa fragilité.

Alors que le gratin de l'art traînait dans l'East Village, Neel travaillait dans une relative obscurité, créant des portraits sans fioritures de ses voisins de Spanish Harlem.

Elle a côtoyé un milieu populaire difficile et sa peinture en est un témoignage.

Elle a travaillé dans un mode connu sous le nom de réalisme social, confrontant l'humanité sans détour, sans ironie pour épargner le spectateur.

Féministe de la première heure et communiste convaincue, son réalisme social avait pour but de communiquer les inégalités socio-économiques au travers de portraits marquants :

Art Shields est un portrait daté de 1951 : une proportion qui met en avant le visage du sujet aux traits d’un visage qui montre un homme qui a vécu, les yeux dans une réflexion, la main aguerrie : un sentiment de grande confiance en soi sur un fond jaune qui inspire le combat d’un homme qui se bat pour la justice et le bien.

Art Shield était en effet un membre du parti communiste et journaliste au Daily Worker qui prend notamment la défense dans les années 20 d’anarchistes italiens condamnés à mort pour un meurtre qu’ils n’ont pas commis.

Ce portrait de Mike Gold, militant communiste et journaliste au Daily worker est le chef de file de la littérature prolétarienne aux Etats Unis.

On ne peut rester indifférent à ce portrait : l’air aguerri du personnage, un regard intelligent et déterminé : une position à son bureau le poing replié symbole de son militantisme.

Je suis restée longtemps devant ce portrait :

Harold Cruse est représenté le visage à l’air dubitatif, la main posée sur son visage appelle à l’interrogation.

En effet Harold Cruse est un critique social américain connnu notamment pour son recueil d’essais The crisis of the negro Intellectual qui explorait toutes les issues de justice sociale et de son équité.

Pendant leurs séances de peinture, Neel parlait et parlait, faisant ressortir les histoires de vie de ses sujets. C’est bien pour cela qu’elle parvenait à capter l’âme de son sujet.

Malgré cela, l'une de ses remarques les plus célèbres dénigrait les conversations : "L'art n'est pas aussi stupide que la conversation humaine".

Les œuvres présentées dans cette exposition témoignent du fait que Neel était une archiviste visuelle de la ville de New York, en particulier de Spanish Harlem, où elle a vécu pendant une vingtaine d'années.

Ses modèles noirs et latino-américains étaient capturés avec une grâce et une profondeur d'intériorité qui leur étaient rarement accordées à l'époque.

Georgie Arce est un jeune portoricain de Spanish Harlem avec qui Alice Neel s’est liée d’amitié.

Observez la proportion de la tête mise en avant par un regard acéré qui semble lutter contre la vie, un visage dur. Figuré poignard à la main, symbole de sa défense contre une existence difficile.  Georgie est condamné en 1874 pour meurtre.

Les étrangers et les amoureux étaient représentés avec le même soin que les sommités du paysage créatif new-yorkais de l'après-guerre et des années 70.

Explorons ce portrait de Gérard Malanga : un air décontracté, en confiance, en souplesse, un regard perçant les lèvres entrouvertes prêtes à nous livrer quelque chose dans un halo blanc et noir.

Gérard Malanga était une figure emblématique de la Factory d’Andy Warhol est un poète, danseur, ralisateur et photogrpahe

Ron Kajiwara est représenté un visage attentiste, un long manteau, une main sur la hanche signe de confiance et une main dirigé vers le spectateur en attente d’une discussion

Fils d’immigrés jamonais, il a été marqué enfant par l’internement de sa famille pendant la seconde guerre mondiale dans un camp en Californie. Figure homosexuelle du monde de l’art, in travaille comme graphiste chez Vogue

De son vivant, le critique du New York Times John Russell a écrit : "Être peint par Miss Neel n'est pas simplement l'équivalent d'une fouille corporelle. C'est l'équivalent d'une fouille du corps et de l'âme".

Dans un style brut et authentique, elle a aussi des nus aux corps disgracieux, des tableaux de femmes enceintes ou des victimes de violences conjugales. Une façon de remettre en jeu les cordes de la représentation féminine

Elle était sur quelque chose de vital, et était prête à attendre le monde.

"Vous savez ce qu'il faut pour être un artiste ?" Neel a demandé à Hoban. "Une hypersensibilité et la volonté du diable. Ne jamais abandonner."

Tout d’abord Alicia Neel n’a jamais vendu beaucoup d’œuvres durant sa vie d’artiste, mais ce n’était pas là l’essentiel.

"J'ai eu une vie très dure, et j'en ai payé le prix, mais j'ai fait ce que je voulais".

Ignorée de son vivant, cette peintre est louée aujourd’hui pour la grande acuité avec laquelle elle a portraituré les différentes strates de la société américaine.

Aujourd’hui icône du féminisme et modèle d’engagement, elle inspire plus que jamais les générations de femmes peintres comme la New-Yorkaise Aliza Nisenbaum qui assure « C’est justement aujourd’hui que nous pouvons apprendre de son humanisme et son honnêteté émotionnelle.

La peintre d'origine mexicaine Aliza Nisenbaum est surtout connue pour ses portraits lumineux et à grande échelle de personnes et de groupes communautaires. La transmission est faite.

Je vous conseille vivement cette exposition et comme l’art est partout, vous aurez même la chance d’apercevoir au travers d’une vitre le street-art qui entoure le musée Beaubourg.

Elodie Couturier, expertisez.com
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